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Explosion des coûts de l’application ArriveCAN : des manquements sur toute la ligne

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Dans un rapport accablant, la vérificatrice générale du Canada accuse plusieurs agences fédérales, dont l’Agence des services frontaliers, de « non-respect flagrant des pratiques élémentaires de gestion » entourant l’application ArriveCAN « de sa conception à sa mise en œuvre ».

RCI / Rania Massoud

12 h 26Mis à jour à 15 h 58

Chargé de surveiller les activités du gouvernement fédéral, le Bureau du vérificateur général a rendu public son rapport sur l’explosion des coûts liés au développement de l’application ArriveCAN.

L’application mobile, mise en place au début de la pandémie de COVID-19 pour exercer un contrôle accru aux frontières, a coûté cher aux Canadiens : la version initiale, qui a coûté 80 000 $, a été mise à jour 177 fois, entraînant une facture qui s’élève maintenant à 59,5 millions de dollars… au moins.

Car parmi les huit conclusions de ce rapport de 33 pages, l’une des plus accablantes qui vise l’Agence des services frontaliers du Canada est le fait qu’il a été impossible pour le Bureau du vérificateur général de déterminer le coût réel de l’application.

La documentation, les documents financiers et les contrôles de l’Agence des services frontaliers du Canada comportent tellement de faiblesses que nous n’avons pas pu déterminer le coût précis de l’application ArriveCAN.

Une citation de Conclusion du rapport du Bureau du vérificateur général

La vérificatrice générale du Canada, Karen Hogan, témoignant devant le Comité permanent des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires, le 12 février 2024.
Photo : La Presse canadienne / Sean Kilpatrick

Ainsi, 18 % des factures soumises par des entrepreneurs que nous avons vérifiées n’avaient pas été accompagnées d’une documentation à l’appui suffisante pour nous permettre de déterminer si les dépenses étaient liées à ArriveCAN ou à un autre projet de technologie de l’information, peut-on lire dans le rapport. Il était donc impossible de déterminer précisément si les coûts avaient été attribués aux bons projets.

Selon l’Agence des services frontaliers du Canada, une somme de 12,2 millions de dollars comprise dans l’estimation de 59,5 millions de dollars pourrait ne pas être liée à ArriveCAN.

Pour expliquer cette explosion des coûts, la vérificatrice générale pointe du doigt la dépendance continue de l’Agence des services frontaliers du Canada aux ressources externes.

Nous avons estimé que le coût journalier moyen des ressources externes dans le cadre d’ArriveCAN était de 1090 dollars, tandis que le coût journalier moyen pour un poste équivalent dans le secteur des technologies de l’information au gouvernement du Canada était de 675 dollars. L’Agence des services frontaliers du Canada avait continué de recourir à des ressources externes, ce qui avait fait augmenter le coût de l’application.

Une citation de Extrait du rapport du Bureau du vérificateur général

Plus précisément, la vérificatrice générale critique l’Agence pour le non-respect des politiques, des contrôles et de la transparence dans le cadre du processus de passation de marchés, ce qui a limité les possibilités de concurrence et nuit à l’optimisation des ressources.

Le Globe and Mail a déjà révélé qu’Ottawa avait octroyé un contrat de plus de huit millions de dollars à l’entreprise GC Strategies, formée de deux personnes, pour le développement de l’application, mais cette dernière a sous-traité le travail à six autres entreprises.

On apprend dans le rapport que l’entreprise GC Strategies a obtenu plusieurs contrats estimés à 19,1 millions de dollars et que 31 autres entreprises avaient été sous-traitées pour des travaux relatifs à l’application.

L’Agence des services frontaliers du Canada n’avait pas fourni de justification solide pour la sélection de GC Strategies, précise la vérificatrice générale.

De façon plus générale, le rapport reproche à la fois à l’Agence des services frontaliers du Canada, à l’Agence de la santé publique du Canada et à Services publics et Approvisionnement Canada d’avoir omis, à plusieurs reprises, d’adopter de bonnes pratiques de gestion lors de la passation de marchés liés à l’application ArriveCAN et lors de la conception et de la mise en œuvre de l’application.

Conflit d’intérêts

Mme Hogan évoque aussi des cas de conflits d’intérêts, affirmant que des membres du personnel de l’Agence [des services frontaliers du Canada] participant au projet ArriveCAN avaient été invités par des fournisseurs à des soupers et à d’autres activités.

Soulignant le manque de transparence entourant ces invitations, la vérificatrice générale affirme que cela crée un risque important ou une perception de conflit d’intérêts à l’égard des décisions en matière d’approvisionnement.

Elle ajoute toutefois que l’Agence des services frontaliers du Canada a lancé une enquête sur des allégations concernant la conduite de certains membres du personnel et que certains dossiers ont été transférés à la Gendarmerie royale du Canada.

Compte tenu de la nature des allégations, nous n’avons pas mené d’autres travaux d’audit au sujet de l’éthique et du code de conduite pour éviter de dédoubler ou de compromettre ces processus en cours, indique encore le rapport.

Des voyageurs faisant la file dans un aéroport lors de la pandémie.
Photo : AFP / Remko De Waal

« Difficile à dire » si des documents ont été effacés

Les membres libéraux, bloquistes et néo-démocrates du Comité permanent des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires qui examinent les allégations entourant ArriveCAN ont suspendu les travaux relatifs à l’application après avoir consulté le rapport de l’Agence des services frontaliers du Canada, qui n’a pas encore été rendu public.

Un des élus a parlé d’informations troublantes contenues dans ce rapport auquel seuls les membres du Comité permanent des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires ont eu accès.

En janvier, un rapport du bureau de l’ombudsman de l’approvisionnement avait révélé que dans environ 76 % des contrats, les ressources proposées dans la soumission retenue n’ont effectué aucun travail.

L’application ArriveCAN permet de présenter à l’avance sa déclaration de douane et d’immigration et donc de « gagner du temps », selon le fédéral.
Photo : Radio-Canada / Jean-Claude Taliana

Dans son enquête rendue publique lundi, la vérificatrice générale a dénoncé les nombreuses mises à jour injustifiées de l’application ArriveCAN et leurs lacunes.

Du lancement d’ArriveCAN, en avril 2020, jusqu’à la levée des exigences sanitaires en octobre 2022, l’Agence avait diffusé au total 177 versions de l’application. Sur ces 177 versions, 25 étaient jugées importantes, c’est-à-dire qu’elles comportaient des changements considérables.

Une citation de Extrait du rapport du Bureau du vérificateur général

Mme Hogan rappelle par ailleurs qu’après l’une de ces mises à jour, l’application avait donné à tort une directive de mise en quarantaine de 14 jours à plus de 10 000 utilisateurs qui étaient entrés au Canada entre le 28 juin et le 20 juillet 2022.

Au cours d’un point de presse en milieu de journée, Mme Hogan a affirmé qu’elle n’est pas en mesure de dire s’il s’agit d’un cas de corruption.

Elle a également affirmé qu’il est difficile de déterminer si des documents ont été effacés ou bien s’ils n’ont jamais existé.

Les fonctionnaires doivent toujours faire preuve de transparence et rendre des comptes aux Canadiens sur leur gestion des fonds publics. Une situation d’urgence ne veut pas dire que toutes les règles peuvent être jetées par la fenêtre.

Une citation de Karen Hogan, vérificatrice générale du Canada

« L’urgence » pour justifier les lacunes

Dans un communiqué, l’Agence des services frontaliers a remercié la vérificatrice générale pour son rapport, qui a mis en évidence des lacunes inacceptables.

Une affiche de l’Agence des services frontaliers du Canada.
Photo : La Presse canadienne / Jeff McIntosh

L’agence affirme avoir déjà pris des mesures pour mettre en œuvre les recommandations fournies dans le rapport et envisage de créer un Comité exécutif d’examen de l’approvisionnement pour approuver les contrats et les autorisations de tâches.

L’application a été créée pendant une période extraordinaire et dans l’urgence. […] L’Agence s’est efforcée de remplacer, le plus rapidement possible, un processus papier qui ne répondait pas aux besoins en matière de santé publique et qui avait des répercussions sur la frontière avec des temps d’attente importants.

Une citation de Extrait de la réaction de l’Agence des services frontaliers

L’Agence rappelle enfin que l’application a été téléchargée plus de 18 millions de fois et utilisée par plus de 60 millions de voyageurs. « Au-delà du contexte de la pandémie de COVID-19, l’application est toujours offerte aux voyageurs qui souhaitent faire leurs déclarations de douane à l’avance et gagner du temps à la frontière ».

Critiques des partis de l’opposition

Réagissant à ce rapport, le chef des conservateurs, Pierre Poilievre, a dénoncé le gaspillage de fonds publics pour une application dont on n’avait même pas besoin. Il a accusé le gouvernement de Justin Trudeau de corruption, même si la vérificatrice générale n’est pas allée jusque-là dans ses critiques.

La facture de l’application est environ 750 fois plus élevée que les coûts initiaux, a-t-il dit en conférence de presse. Quand on paie de l’argent pour rien, n’est-ce pas de la corruption? a-t-il encore demandé.

Pour sa part, le chef du Nouveau Parti démocratique (NPD), Jagmeet Singh, a accusé les libéraux d’avoir profité de la pandémie pour enrichir de riches experts-conseils en leur remettant des millions de dollars de l’argent des contribuables – sans garder les reçus.

C’est le résultat d’années de conservateurs et de libéraux qui ont créé un système permettant à de riches experts-conseils d’obtenir des contrats gouvernementaux et de réaliser des millions de dollars de profits aux dépens de notre service public professionnel et des contribuables canadiens, dénonce encore M. Singh dans un communiqué.

Le Bloc québécois a de son côté parlé de scandale. Le gouvernement fédéral a clairement laissé aller les choses comme si l’argent des contribuables n’était pas important, a affirmé Alain Therrien, leader parlementaire du Bloc Québécois. C’est quand même aberrant.

Il y a des fonctionnaires qui auraient profité de la situation et obtenu des faveurs, a-t-il ajouté en point de presse. Si on ne peut pas parler de corruption, on peut parler au minimum de gestion inadéquate.

Encore du travail à faire

Le ministre des Services publics et de l’Approvisionnement, Jean-Yves Duclos, et le ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc, ont quant à eux refusé d’assumer une partie du blâme entourant les déboires de l’application ArriveCan.

Cette application a été développée lors d’une pandémie, il fallait agir rapidement, mais nous reconnaissons que les choses auraient dû être faites différemment, a dit à des journalistes M. LeBlanc.

L’urgence n’est pas une raison pour justifier le manque d’informations, a renchéri M. Duclos. Nous avons commencé à agir, mais il y aura encore du travail à faire dans les prochaines semaines.

À la fin de janvier, le premier ministre Justin Trudeau avait qualifié la gestion de l’application de hautement illogique et inefficace.

Rania Massoud

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